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Annie Cottet, Le rêve caché

Annie Cottet, Le rêve caché

Paris, 24 octobre 2022

 

Lucie rêve qu’elle est assise comme d’habitude dans le cabinet de son analyste. Cependant, l’analyste au lieu d’être assise face à Lucie, comme c’est le cas depuis le début de l’analyse, est assise derrière elle comme si Lucie était allongée sur le divan.

Lucie voit les mains de son analyste et remarque qu’elles sont belles.

Lucie lui parle avec un livre à la main où elle lit sur la couverture « ROME » écrit en gras et une phrase en sous-titre dont elle ne se souvient plus. L’analyste répond quelque chose à Lucie qui se retrouve alors avec deux protège - slips à la main. Elle est très gênée car elle ne sait pas où les cacher. Son analyste, au lieu d’être comme d’habitude face à elle, est assise derrière elle donc les voit parfaitement. Lucie les glisse dans le livre comme marque-pages. Elle pense que « comme ça » ils ne se verront pas, même s’ils dépassent un peu.

Interprétation première

La castration représentée par les protège-slips : une ménopause qui traine entre petits saignements irréguliers et fréquents avec bouffées de chaleur discrètes, les protège-slips renvoient aux serviettes hygiéniques en tissu qu’on lavait du temps des règles de sa mère... et la pulsion de mort : « The raven said nevermore ! ».

En effet, Lucie a fait deux associations d’idées en référence à Edgar Allan Poë : son poème « Le corbeau » et la nouvelle intitulée « La lettre volée » ; lettre mise en évidence pour la cacher, nouvelle que Jacques Lacan a largement analysée. Lucie fait de ses protège-slips visibles, des marque-pages tout aussi visibles mais en un substitut acceptable de marque-page.

C’est la castration - les serviettes hygiéniques en coton de la mère -, dit l’analyste à Lucie, qui permet de s’arranger avec la pulsion de mort, de s’en arranger.

En effet, Lucie a associé ce vers du poème d’Edgar Poë : « The raven said nevermore » avec « La lettre volée », phrase qui résonne dans son corps et la touche physiquement profondément. Les protège-slips sont cachés par l’honorabilité des marque-pages du livre sur Rome.

Une nouvelle interprétation de l’amie psychanalyste

La pulsion de mort est le retour toujours répété à la période qui va de la naissance comme sortie du nourrisson hors du corps de la mère pour être pris dans ses bras jusqu’au moment où la mère pose l’enfant pour qu’il marche.

La première année de l’enfant est la période sans langage où, être inachevé, il est dans les bras de la mère.

La pulsion de mort ou la nostalgie des bras de la mère perdus, désir de revenir à la période qui précède la perte, à la première année sans parole ou à celle sans existence d’avant la naissance, pulsion de mort face un mur de mélancolie :

Plus jamais ! The raven said nevermore.

Le rapport aux serviettes hygiéniques qui sont du tissu, le tissu maternel qui tapisse l’utérus et puis, les langes en tissu du nourrisson, et puis ... l’amie psychanalyste qui questionne : « Qu’a-t-on volé d’autre à la Reine que sa lettre compromettante ? »

Retour au rêve de Lucie et à d’autres associations d’idées

Dans ce rêve, il y a le titre du livre Rome : l’analyste de Lucie est italienne, ce rêve est un rêve de transfert. La référence à deux très chers amis psychanalystes indique leur présence dans le rêve : celui qui a écrit le livre « Freud et Rome » et les mains d’une amie proche, psychanalyste de longue date.

Lucie est admirative du livre intitulé « Freud et Rome ». Elle est allée à Rome dernièrement avec son mari et elle a emmené ce livre : longues visites au Moïse de Michel-Ange et à Sainte-Thérèse du Bernin.

L’amie psychanalyste proposera une interprétation :

Lucie est la reine du rêve et que lui a-t-on volé d’autre que la lettre ?

Lucie répond : « ma mère m’a volé mon frère ».

La réponse laisse penser que la mère de Lucie n’est pas la reine puisqu’elle lui a volé son frère comme le ministre vole la lettre à la reine de la nouvelle d’Edgar Poë. Lucie confirme par sa réponse que sa mère est le ministre qui vole et qu’elle-même est la reine à qui on a volé son frère, le fils du roi.

De l’ensemble du rêve se dégage une sensation de gêne : ce que Lucie veut cacher, ce sont ses saignements qui persistent au hasard, sans prévenir ! et dans le rêve Lucie se dévoile : elle est obligée d’en parler à son analyste puisqu’elle choisit d’analyser son rêve.

Elle n’aurait jamais voulu avoir à le dire, ça lui est pénible, de la honte persiste.

Lucie est une reine castrée comme la reine d’Edgar Poë, une reine gênée qui ne peut rien faire pour éviter d’être compromise. Elle est impuissante devant ce vol qui se fait sous ses yeux, elle ne peut rien pour l’empêcher car elle confirmerait au ministre l’importance compromettante de la lettre. La reine est castrée car compromise devant le ministre, déchue à ses yeux. C’est une Reine sans Roi.

Il s’agit d’une perte.

Il semble à Lucie que petite fille, on appelait certaines de ses sécrétions vaginales, des pertes blanches.

Lucie, âgée de six ans, fait l’idiote pour cacher son savoir

Les protège-slips et les serviettes hygiéniques de sa mère, c’est bien du tissu, c’est du beau tissu blanc mais qui a été sali, souillé.

Quand Lucie est enfant en Algérie, elle voit les serviettes hygiéniques de sa mère lavées qui sèchent bien blanches à la fenêtre. Elle sait qu’elle n’aurait pas dû voir « ça », Lucie est gênée et fascinée, elle les regarde fixement. Lucie les voit puisqu’elles sont mises à sécher sous ses yeux, mais elle se sent en infraction malgré tout.

Elle a fait semblant d’ignorer qu’il s’agissait de serviettes hygiéniques lorsque sa mère arrive mais elle le savait, alors elle a fait l’idiote.

Comme, à table en famille, elle avait fait semblant de ne pas savoir comment « on fait les bébés » mais sa tante, la sœur de sa mère, avait capté son sourire adressé à son frère assis en face d’elle. Sa tante s’est écriée devant tout le monde : « Mais elle le sait ! ». Lucie devait être âgée de 6 ans environ.

Elle était fière et gênée, à six ans, de ne pas passer pour une idiote, cette fois-ci elle n’a pas pu cacher qu’elle savait. Lucie sait que le sourire complice adressé à son frère, fils du roi, l’a trahie.

La reine impuissante a été volée sous ses yeux, sa mère-ministre lui a volé son frère. Lucie se retrouve impuissante face à sa mère. Elle ne peut pas lui reprendre son frère car celui-ci préfère être le Roi de la Reine-mère et le rester.

C’est vrai pourtant que voir les serviettes hygiéniques de sa mère, c’était rassurant, doux, émouvant ! Du beau tissu blanc dont elle se souviendra toujours, du coton tissé épais séchant au soleil.

Le déroulement d’une interprétation

Un rêve de transfert car ses chers amis psychanalystes sont là, le thème pourrait être défini ainsi : « Rome et le savoir des psychanalystes » : Michel Ange et son Moïse tant étudié par Freud, aussi Le Bernin et sa Sainte Thérèse tant étudiée par Lacan.

« J’en ai vu autant que mon analyste alors ! ». La rivalité de Lucie avec le savoir de son frère s’exprime. Lucie voudrait que sa psychanalyste apprécie !

Un rêve de castration : Lucie a des pertes, elle est découverte à cause des protège - slips dans ses mains au vu et au su de sa psychanalyste rêvée.

Elle les cache en en faisant des marque-pages, impuissante, honteuse, castrée doublement : pertes sanguinolentes dévoilées à sa psychanalyste dont elle se voudrait l’égale !

La pulsion de mort au sens du retour au néant et le tissu qui recueille le sang des règles de sa mère : un coton épais rassurant. Les traces du placenta.

Lucie aime voir ces serviettes hygiéniques et les toucher dans le tiroir de la table de nuit de sa mère, les caresser.

C’est à travers le souvenir de ces serviettes que Lucie est intensément émue par sa mère, quand elle y pense, son corps tout entier est voué à cette affection pour Elle, qui lui tord le ventre, primitive, insatiable.

C’était avant qu’elle lui vole son frère, cette mère poignante des serviettes en coton blanc qui lui serre le cœur. Son amour pour elle, celle du sang rouge foncé presque noir et des traces de placenta, la fait pleurer de chagrin.

Cette mère émouvante qu’elle ne pourra plus jamais aimer comme ça, immensément, pudiquement, dans une sorte de pitié féminine, une peine immense, une mélancolie infinie.

« The raven said nevermore »

C’est dans la mélancolie que Lucie retrouve sa mère pathétique, sa mère qui la tient seule dans ses bras. El desdichado, le poème de Gérard de Nerval parle pour elle :

Je suis le Ténébreux, – le Veuf, – l’Inconsolé,
Le Prince d’Aquitaine à la Tour abolie :
Ma seule Étoile est morte, – et mon luth constellé
Porte le Soleil noir de la Mélancolie.

Dans la nuit du Tombeau, Toi qui m’as consolé,
Rends-moi le Pausilippe et la mer d’Italie,
La fleur qui plaisait tant à mon coeur désolé,
Et la treille où le Pampre à la Rose s’allie.

.../...Mon front est rouge encor du baiser de la Reine ;
J’ai rêvé dans la Grotte où nage la Sirène…/...

Plus tard, un entretien avec l’amie psychanalyste

The raven said nevermore :

Mais oui, il s’agit de son avortement : Le rapport avec les serviettes hygiéniques de sa mère qui sont faites en tissu, le tissu maternel qui tapisse l’utérus et aussi les langes en tissu serré du nourrisson...

Lucie se dit : « Je n’aurai jamais de fille. Après mon fils, je n’aurai plus d’enfant ! Je ne ressentirai plus comme je l’aurais voulu, la force physique de mon corps meurtri, disloqué dans les douleurs de l’accouchement. »

La reine n’a plus le pouvoir de donner naissance à une fille : sa fille lui est enlevée, volée car le père de l’embryon ne pouvait assumer une nouvelle grossesse.

Un deuxième enfant un an après la naissance de leur fils, en même temps qu’il fallait partir ailleurs impérativement, ... non, décidément !

Lucie a avorté à la demande du père de l’embryon qu’il lui a donné et qu’il lui reprend.

Elle lui en a tellement voulu et a tellement souffert de sa mutilation phallique qu’elle a réalisé un refoulement total, absolu, de sa castration et de sa souffrance en trompant son mari. Elle savait qu’elle ne pourrait plus jamais, « nevermore », ressentir l’emprise de la douleur physique sur son corps en train d’accoucher.

Une fois ne suffit pas pour réaliser ce qui arrive quand les hanches se disloquent, pour réaliser ce qui se passe quand la douleur ne s’arrête pas et continue, quand la sage-femme dit « poussez, le bébé sort la tête ». Une fois ne suffit pas.

Après avoir pratiqué l’avortement, le médecin leur a dit : « Bon, vous aurez d’autres enfants... » et la reine-corbeau savait que « plus jamais ».

Tromperie pour tromper le désespoir inaccessible, fermement refoulé, d’un ventre ouvert, béant sur ses entrailles.

Lecture du dimanche

Sur la première page des Écrits tome I de Jacques Lacan, on peut lire une dédicace « A quelqu’un grâce à qui ceci est plutôt signe »

« Un signifiant qui donne prise sur la Reine, que soumet-il à qui s’en empare ? Si la dominer d’une menace vaut le vol de la lettre que Poe nous présente en exploit, c’est-à-dire que c’est à son pouvoir qu’il est passé la bride. A quoi enfin ? A la féminité en tant qu’elle est toute-puissante mais seulement d’être à la merci de ce qu’on appelle, ici pas pour des prunes, le Roi.

Par cette chaîne, il apparaît qu’il n’y a de maître que le signifiant.

Atout-maître : on a bâti les jeux de cartes sur ce fait du discours.

Sans doute pour jouer l’Atout, il faut qu’on ait la main. Mais cette main n’est pas maîtresse. Il n’y a pas trente-six façons de jouer une partie, même s’il n’y en a pas seulement une. C’est la partie qui commande, dès que la distribution est faîte selon la règle qui la soustrait au moment de pouvoir de la main.

Ce que le conte de Poe démontre par mes soins, c’est que l’effet de sujétion du signifiant, de la lettre volée, porte avant tout sur son détenteur d’après-vol, et qu’à mesure de son parcours, ce qu’il véhicule, c’est cette féminité même qu’il aurait prise en son ombre. Serait-ce la lettre qui fait la femme être ce sujet, à la fois tout-puissant et serf, pour que toute main à qui la Femme laisse la lettre, reprenne avec, ce dont à la recevoir, elle-même a fait lais.

Lais veut dire ce que la Femme lègue de ne l’avoir jamais eu. »

Reprise du rêve en Da Capo

Lucie a fait un rêve dont le refrain est le désir mélancolique qui tourne autour des figures ancestrales de sa mère et de son frère au lien insubmersible. C’est l’histoire d’un double chagrin puisque le chagrin signe le désir déçu, celui de n’être jamais la reine de son frère-roi, un désir refusé par la reine-mère dont le Roi aurait dû être son mari et non son fils.

Le chagrin signe aussi un amour d’enfant perdu.

Un amour perdu d’enfant ou bien un amour d’enfant perdu ?

C’est le signifiant enfant perdu qui fait surgir du fond des âges, une peine chaude et intense, envahissante, toujours à l’oeuvre quand Lucie y pense à l’aide du signifiant répété à voix basse et sans article : enfant-perdu.

Ce rêve se situe dans la tragédie puisqu’il est associé aux chagrins de la perte définitive d’un souvenir qui n’a jamais existé et qui ne revient pas.

Perte irrémédiable qu’Edgar Poë invoque dans son poème Le Corbeau par le vers lancinant comme un ostinato : « The raven said nevermore ».

Il s’agit d’une tragédie car le rêve, formation de compromis, cache un cauchemar. Le rêve est associé au Réel de l’avortement qui sonne comme un destin, en écho à la Lenore de Poë qu’il ne reverra plus jamais, nevermore. Lucie se dit un « plus jamais d’enfant, plus jamais de fille, plus jamais ma fille » et c’est alors que l’on retrouve l’enfant perdu, perdue... avec un article et au féminin !